Contes et légendes d'Océania


Chelya et le Serafel

"Pardon, messeigneurs ? Un chant de gloire, de conquètes et de lutte contre les Titans ? Un héros plein de fougue, de noblesse et de sacrifice ? Eh bien je vois que j'ai affaire à un public exigeant...

Figurez-vous que je connais un tel récit. Et aussi difficile à croire que cela soit, sachez mes princes que ce héros, ce chevalier dont la noblesse n'a d'égal que le courage et l'honneur... est un pirate. Oui, un pirate, un flibustier, une de ces racailles qui écument les mers. Ah, j'ai dit "un" pirate ? Toutes mes excuses, gentils sires, ma langue a fourché. Je voulais dire "une" pirate. Une femme, oui. Une criminelle, c'est exact. Si, pourtant, j'ai bien compris que vous vouliez entendre un récit plein de noblesse et de gloire. Je vois que je vous choque... Laissez-moi vous raconter.

Cette femme dont je vais vous conter l'histoire n'est pas de naissance glorieuse. Pire encore, elle n'est pas née libre. Chelya vit le jour dans les carrières de marbre d'Yvru, la lointaine île de l'ouest. Ses parents étaient l'un comme l'autre esclaves de la brutalité impériale, condamnés à l'enfer pour assurer la richesse de la souveraine, Yuna. Beaucoup a été dit sur Yvru et sur l'influence qu'on soupçonne les Maîtres de l'ombre d'y exercer. En ce qui concernait Chelya, cette influence n'était pas un soupçon ; chaque heure de son enfance, elle en sentit la brûlure sur son échine, aussi nette que le claquement du fouet. L'impératrice Yuna n'était pas cruelle, seulement inconsciente : c'étaient ses sbires, poussés par cette guilde de bourreaux, qui tuaient les esclaves et les prisonniers à force de coups. Leur intérêt dans l'île est une question vaste, qui mériterait un récit à elle seule. Quant à nous, il nous suffit de comprendre dans quel cloaque la petite Chelya fit ses premiers pas...

L'enfant grandit donc ainsi, le regard borné par les hautes parois de marbre. Mais jour après jour, ses yeux restaient fixés sur la ligne de faîte des falaises, obstinément. Aucune punition ne réussissait à lui enlever cette fascination têtue pour ce qui est là-bas, plus loin, au delà du monde poussiéreux et brutal où elle se traînait. Un matin, avant même que ne retentisse la trompe des contremaîtres, ces yeux si bleus s'ouvrirent tout grands. A pas de loup, l'enfant s'extirpa des guenilles où elle dormait et sortit de la masure. Cette fois, c'était décidé, elle verrait ce qu'il y avait au delà. L'ascension ne fut pas aisée, et la petite manqua plus d'une fois de lâcher prise et de venir s'écraser au sol. Mais la chute fatale n'eut pas lieu, et soudain Chelya se rendit compte qu'elle avait vaincu la falaise.

Par dessus le mur de pierre, le spectacle qui s'offrit à elle lui coupa le souffle. Bleu... Tant de bleu... Dans son monde de gris et d'ocre où la poussière noyait le ciel lui-même, Chelya n'avait jamais vu d'autre bleu que celui de ses propres yeux, reflété au hasard d'une mare. Mais ce bleu-ci, ce bleu immense et mouvant lui donnait l'impression de chanter pour elle seule... L'enfant ne sut jamais comment au juste elle était parvenue à descendre la falaise. Il reste que quand elle plongea ses bras dans l'eau, la mer prit possession de son âme et ne la lui rendit jamais.

Les jours suivants, Chelya découvrit la vie ardente du port d'Yvru. Avide de nouveauté, la petite adopta vite les façons des gamins des rues, ces maraudeurs aux doigts plus agiles que des pieuvres. Et un mois plus tard, nul n'aurait plus reconnu une fillette dans cette petite chose crasseuse et agressive. Pourtant, ce qui ne changeait pas était sa fascination intense pour l'océan. Elle passait des heures les pieds dans l'eau, nez en l'air, contemplant les gréements, les voiles des vaisseaux et leurs figures de proue altières. Dans ces instants, son visage fouetté par les embruns prenait une expression absente, quasi mystique. Très vite, Chelya connut par leur nom tous les marins, des capitaines arrogants aux matelots gouailleurs. Les navires eux-mêmes n'avaient plus de secret pour elle, et il lui arrivait de plonger pour caresser la coque de ses favoris.

C'est ainsi qu'un matin, la gamine entendit le capitaine du Serafel pester contre un mousse qui lui avait fait faux bond. A l'entendre, la lèpre n'était pas un motif suffisant pour déserter son bord. Cela ne découragea pas notre héroïne : elle ne fit qu'un saut pour se présenter devant le capitaine, s'offrant à devenir son mousse, son esclave, sa chose... n'importe quoi du moment qu'il l'embarquait. Et lui, la regardant de tout son haut, pensa que si ce moussaillon tenait la distance, il aurait sans doute fait la meilleure affaire de sa vie. Et Chelya devint mousse, sans nul doute le mousse le plus mal payé, éreinté et battu qui ait jamais été. Mais l'enfant serra les dents et, refusant de renoncer à son rêve, s'arc-bouta contre la destinée. Peu à peu, elle gagna l'estime de l'équipage entier par son opiniâtreté et sa hargne. Du moins, quand je dis tout l'équipage... Le capitaine, hautain comme seuls savent l'être les fous, continuait de la regarder avec mépris. Pourtant, il ne pouvait que constater à quelle vitesse elle était devenue un vrai petit loup de mer. Et en contrecoup, il en vint à la détester de ne pas être aussi vulnérable que sa frêle charpente le laissait croire.

Même admise dans l'équipage cependant, la gamine restait aux yeux de tous un gamin. C'est bien connu : rien en mer ne porte plus malheur qu'une femme à bord... Nourrie de ce précepte, Chelya se faisait discrète. Mais la nature ne se soucie pas de discrétion, et inexorablement, la fillette grandissait. Pourtant, l'habitude de voir le mousse était telle que l'équipage ne s'apercevait de rien. Ce qui n'était pas le cas du capitaine...

Un matin, un grand cri éveilla les marins en sursaut. L'arme au poing, ceux-ci se précipitèrent dans la cale d'où provenaient les hurlements... et faillirent marcher sur leur capitaine qui, vautré dans son sang, s'agrippait l'entrejambe. Tout au fond, le buste dénudé de Chelya en disait assez sur ce qui venait de se passer : la jeune fille tenait encore dans ses doigts tremblants le couteau avec lequel elle venait de castrer son agresseur.

La justice en mer est prompte à s'appliquer ; mais en l'occurrence, elle ne toucha pas celle qu'on aurait cru. L'affection des marins pour Chelya était telle, et assortie de tant de haine envers le capitaine, que pas un d'entre eux ne lui tint grief de son mensonge. Et c'est une jeune fille aussi royale que clairement féminine qui précipita l'officier à la mer d'un coup de sabre. Justice était faite.

Mais la justice est très différente selon qui l'applique. A terre, les hautes instances de la loi marine s'émurent de ce qui leur parut être une mutinerie. C'est ainsi qu'un jour, le Serafel croisa la route d'un bâtiment de l'impératrice Yuma, clairement chargé d'obtenir sa reddition ou de l'envoyer par le fond. Une fois de plus, le pouvoir impérial se mettait en travers de la route de Chelya. Et cette fois comme la précédente, l'adversité révéla la force de la jeune femme. De tout son charisme, elle fédéra autour d'elle l'équipage inquiet, lui redonna espoir et rage de vaincre. Et quand le soleil se coucha, sanglant, les sabres s'abaissèrent sur l'impossible victoire. A compter de cet instant, le Serafel devint un bateau-pirate, rôdant sur les mers et les océans. A sa barre, Chelya, qui avait été faite capitaine, jetait les renégats de bataille en butin, et de butin en victoire. Le Serafel gagna sa légende au canon et à la lame, lui l'unique flibustier mené par une femme. La hardiesse et la férocité de la jeune fille se communiquait à l'équipage, et celui-ci terrorisait aussi bien les côtes que la pleine mer.

Pourtant, si Chelya ne faisait aucun quartier à ceux qui l'avaient piétinée toute sa vie, elle restait loyale et juste avec ses compagnons. Sa part de butin ne dépassait jamais la leur, sa vie n'était jamais moins en danger et son courage jamais moindre. Pour cela, l'équipage du Serafel l'aimait et la respectait comme une icône, eux qui ne croyaient plus en rien. D'ailleurs, Chelya se considérait, par sa naissance modeste, comme n'étant redevable à aucune force supérieure. Elle avait bâti son destin seule, dans le sang et la flamme, et le savait parfaitement. Son équipage quant à lui n'avait de foi qu'en son capitaine, et celle-ci prouvait chaque jour que c'était à raison. Mais l'impiété est un défi à la face des puissances, et les Titans comme les dieux n'aiment pas à être négligés.

Or les mers sont un endroit dangereux pour qui ne prête pas allégeance... Et leur suzerain, le Titan Körlik, sentit s'éveiller sa colère à la vision de cette belle insolente qui ne le craignait pas. Un soir, sous un ciel dans lequel s'amoncelaient des nuages d'orage, Körlik déchaîna sa fureur contre le Serafel. A travers les bourrasques, la vigie cria soudain qu'elle distinguait une masse sombre, avançant vers eux à toute vitesse. Comme un seul homme, l'équipage se jeta à la poupe : enflant les flots comme une lame de fond, plus vite qu'il n'aurait semblé possible, une chose gigantesque se ruait vers eux. Hurlant des ordres, Chelya se précipita à la barre dans l'espoir futile de semer la bête. Elle manoeuvrait de main de maître en cet instant, et le vent gonfla toutes les voiles du Serafel ; jamais navire n'avait été si rapide. Un bref instant, l'espoir effleura les marins...

Mais quand la vigie osa un regard en arrière, il poussa un hurlement de terreur qui glaça le sang de l'équipage. Dans le déferlement assourdissant des flots, la bête émergeait. Elle les avait presque rejoints, et chacun put alors contempler l'horreur à l'état pur... Le monstre, monumental, les toisait de son oeil sombre, sans âme. Sous sa gueule, un bruissement de tentacules grouillantes cherchait à saisir le navire pour l'entraîner vers les flots insondables, tandis que la puanteur de l'enfer s'échappait d'un bec capable d'engloutir le monde. La vigie eut tout juste le temps de discerner deux ailerons hauts de plusieurs mètres avant que la bête ne harponne le Serafel, précipitant le malheureux dans les flots.

Chelya, hurla à ses hommes de s'attacher, et ordonna une salve de canon. Le rugissement de douleur que poussa alors l'abomination jeta les marins sur le sol, les mains sur les oreilles, pliés en deux de douleur. A travers ses larmes, la capitaine s'aperçut que le coup avait porté : la bête s'immergeait, hors de portée d'un second tir. Cependant, elle s'immergeait mais ne fuyait pas. Quant au navire, les remous le rendait incontrôlable, il tournoyait sur lui-même.

Chelya comprit que le coup suivant les détruirait. Alors, elle qui ne s'était jamais courbée devant quiconque, se jeta à genoux et implora les Fondateurs. Sa voix qui s'élevait dans la tourmente toucha chacun de ses hommes au plus profond de son âme. Avec ferveur, la jeune femme priait non pour sa propre sauvegarde, mais pour la leur. Elle ne fut pas entendue ; et du fond des flots, le monstre entama sa remontée...

Désespérée, à bout de ressources, Chelya se tourna alors vers les puissances les plus noires qui soient... Hurlant son sacrifice à la face de la bête, elle voua son existence aux Titans en échange de la vie de son équipage. Ce cri, lui, fut entendu.

Depuis les limbes où elle attendait son heure, Lilith l'immonde esquissa un sourire cruel. Quoi, si facilement ? Sur un plateau, l'occasion de flouer son frère Körlik et de s'emparer d'une âme si forte, si pure ? Quel cadeau sompteux...

Soudain, un éclair de lumière blanche frappa le Serafel, illuminant les flots noirs. Et quand la bête vint heurter la proue du vaisseau à la dérive, son cri de détresse submergea tout, avant de s'éteindre enfin. Quand les marins recouvrèrent la vue, ils ne purent en croire leurs yeux : là où se tenait le monstre avant le choc, les vagues mouraient peu à peu, l'écume s'apaisait. Plus rien ne subsistait de ce qui avait failli les détruire tous. Déjà, chacun tombait à genoux, remerciant les puissances...

Mais soudain, un matelot hurla : Chelya avait disparu ! Dès lors, l'équipage entier fut convaincu de ce qui s'était passé, et leurs louanges se tournèrent vers celle qui avait offert sa vie aux Fondateurs pour les sauver tous. Dans ces visages burinés baignés de larmes d'enfant, les yeux brillaient, pleins du miracle qui venait d'advenir. Pour eux, Chelya était une déesse.

Ce n'est que bien plus tard qu'un petit mousse remarqua une chose insolite. Là, à la proue, une sirène de bois aux traits étrangement familiers fixait l'horizon d'un regard hanté... Effrayé, le petit mousse fit brusquement un pas en arrière et s'étala sur le pont. Quand il cessa de trembler, l'enfant rougit de honte à l'idée de son ridicule et décida de ne jamais, jamais parler de ce qui venait de lui arriver. Quoi, tout une figure de proue, poussée comme ça, en une nuit ? Il n'osait même pas imaginer le rire de ses compagnons... Non, mieux valait ne rien dire.

Et étrangement, personne parmi eux n'agit différemment. Chacun semblait croire que cette figure de proue avait toujours été là, y compris les plus anciens qui avaient connu Chelya quand elle n'était qu'un mousse. Etait-ce la peur du ridicule, ou bien une raison plus profonde ? Difficile à dire...

Ce qui est sûr, en revanche, c'est que l'équipage sentit peu à peu un certain malaise l'envahir. On entendait la nuit des pleurs et des lamentations, inexplicables en pleine mer. Une voix de femme, légère comme un souffle, appelait à l'aide dans un sanglot puis s'évanouissait... Pourtant, nul ne déserta le bord. Il faut dire que le Serafel était devenu le navire le plus vif, le plus sûr et le plus chanceux de toutes les mers d'Océania. Il évoluait sur l'eau comme guidé par une force intérieure, aussi gracieux qu'un rêve de femme. Dès lors, que pouvait bien valoir un fantasme collectif face à la victoire assurée ?

Puis, peu à peu, la tristesse qui imprégnait le bâtiment s'estompa et disparut. On oublia Chelya, ses exploits et son sacrifice. Et du fond des limbes, Lilith riait sans fin des pleurs de la sirène de bois..."

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